Essai : "ouvrage qui a quelque rapport avec un traité mais s'en éloigne par une plus grande liberté de composition et de style, et par extension, ouvrage fait d'articles courts, vifs et variés, plus ou moins artificiellement réunis sous un titre général" (le Grand Robert).

De la monographie d'une exploitation agricole du Lauragais (1970) à la mise en oeuvre d'une comptabilité par activités au Crédit du Maroc (2013), en passant par la filière pêche finistérienne (1988), le système financier chinois (1996) ou la modélisation de la fin du ni-ni (2002)... ma vie professionnelle aura été riche en "traités" qui ont eu probablement plus de lecteurs que n'en auront jamais les "essais" rangés sous cet onglet - souvent moins travaux de réflexion que récits de mes compagnonnages avec les "grands astreignants" (Avec Thomas, Poètes) et les "alliés substantiels" (Peinture, Minutes de l'assemblée des vivants, A propos d'Icare) sans lesquels mon bateau-feu n'aurait pas pu prendre la mer.


 

DUREALITA

 

 

Il y a cette méchante photo d’une allée blanche de soleil. Au fond, un camion (de fumier ? Youcef Sebti était professeur de sociologie rurale à l’Institut Agronomique d’El Harrach – Maison Carrée, à deux pas du cimetière d’El Alia où venir saluer les cendres d’Abd el Kader, son aîné en poésie) qu’on décharge à l’ombre des eucalyptus. Odeurs, lumière. Le sourire complice des deux hommes qui avancent vers le photographe. Le poète, très maigre, lunettes, front dégarni.

Les dépêches annonçant son assassinat par les islamistes ont cru bon de qualifier sa poésie de « surréaliste », en écho peut-être à la présentation qu’en fit Jean Sénac dans feue la revue Poésie 1, où il la comparait à celle d’Artaud. Mais la poésie de Youcef Sebti, volontiers prosaïque, réfractaire aux séductions du verbe, sèche jusqu’à casser, est à l’exact opposé de la préciosité surréaliste. Tout y est sacrifié à l’expression. C’est une poésie de l’urgence, de la colère. Son cri pénètre parfois jusqu’aux mots :

 

Email et denture dans la duréalita

Ô ma mère

je parle dans une langue délirante

je parle d’amour en lagmastravi

(Le lune)

 

Ailleurs, l’empathie l’emporte :

 

il a poussé la porte avec violence

il est entré

il a marché

il a soulevé le voile

il m’a relevé la tête

il m’a ricané au nez

il m’a déshabillée

il s’est déshabillé

il ne m’a rien dit

il a cassé un miroir

il a tout fait

il a très vite fait

il est sorti

il avait bu

et moi j’ai pris les draps

entre les dents

et je me suis évanouie.

(Nuit de noces)

 

Mais l’objectif est toujours le même : transmettre « ce que chacun d’entre nous a pu arracher au mutisme d’un présent torride… Dire, tout dire ! Face à une techno-bureaucratie sous-devéloppée, le dire répond à toutes les infidélités. La parole est tentative de prise d’un pouvoir. Pouvoir sur tout. »

 

Cet art poétique qu’il osait devant les étudiants de Constantine, en décembre 1968, répondait à une question prophétique, probablement la seule qui vaille vraiment d’être posée aujourd’hui : « Avons-nous le droit d’être ? La cité nous ouvre-t-elle ses portes ou nous relègue-t-elle au rang de parias, d’incompris et de mort-nés ? »

 

Poètes, 30 décembre 1993


 

UNE VOIX D’INFANTERIE

 

 

Place Saint-Sulpice à Paris. Sulpice le sévère, ne sacrifiant pas aux faux-semblants des honneurs, beau patronage pour une manifestation dédiée à la poésie – mais aussi la bimbeloterie saint-sulpicienne, ces piles de plaquettes jusqu’à la nausée, d’où si peu de vraies voix émergent, ce malaise toujours, prisonnier du piétinement des fidèles, de tourner en rond dans l’escargot des stands (autour de quelle pierre noire ?), sous l’œil scrutateur des officiants.

Car ce « marché » de la poésie, par nature oligopolistique, est encore rendu plus imparfait par le double-jeu des acteurs : le poète-lecteur (pléthorique) qui achète est aussi le poète-vendeur de ses manuscrits au poète-éditeur (en voie de disparition), qui vend mais doit se fournir auprès de ses lecteurs potentiels. Tout le monde se tient par la barbichette. Malheur à celui (c’est mon cas, disciple impénitent du cher Blanchard !) qui ne sait ou n’ose pas jouer du coude pour se faire une place dans la ronde. Je pense aux Pwatts de René Daumal et, plus près de nous, au coup de gueule de Nathalie Quintane croquant à belles dents Monstres et Couillons qui, d’une table à l’autre, s’observent ici en chiens de faience.

[...] 

Le Québec est cette année l’invité d’honneur du marché - l’occasion rêvée de mieux connaître les enfants d’Anne Hébert, Gaston Miron ou Jacques Brault, qui avaient illuminé ma jeunesse. Il y a sur scène une table ronde sur le thème des lieux d’écriture, starring trois poétesses de la belle province : l’aînée, Hélène Dorion, belle femme, belle carrière, discours sans surprise ; puis Chantal Neveu, creative poetry, concepts, attentive malgré tout à ne pas trop parler dans son chapeau ; et la petite dernière, Sara Dignard, brune, spontanée, vivante : « moi dans la vie, je suis plutôt sofa ; mais je me redresse quand j’écris, j’écris toujours assise sur une chaise à ma table, très droite. »

J’aurais voulu signer cette profession perpétuelle. Vite aller voir de plus près à quoi ils ressemblent, ces mots écrits très droite à sa table. Un long poème dans le journal du Marché, Notre fatigue ; le recueil de textes brefs qui nous vaut sa présence à Paris, Le cours normal des choses (éditions du Passage, 2015) ; sur la toile, dans la même veine, Ecoumène, et dans la « revue canadienne de création littéraire » Ancrages, 9m², un poème-cri d’il y a cinq ans.

La voix sur scène ne m’a pas trompé, je la retrouve partout, juste, sans apprêt ni machines brouillard, exempte du péché de jeunesse qui confond bruit et chant. Je l’entends toute proche, jusqu’à l’identifier par moments avec ma voix ancienne d’infantem, de fantassin des mots du temps d’avant la ligne d’ombre de la circonspection et des petits arrangements avec le marché :

 

j’attends le jour

de l’échappée

contre tout ce qui m’a été enlevé

à même la bouche ouverte

de mes premiers chants

 

je marche

les pieds gonflés de rivières

qui cherchent leur nid

 

je suis le printemps hâtif

de la colère

de ceux […] qui s’élèvent

 

pour faire entendre leur voix d’infanterie.

 

Poètes, 7 juin 2018


 

L’AUGUSTE

 

 

… C’est d’un autre mur dont je voulais (une fois de plus) parler : celui du labyrinthe dont s’échappa Icare, retrouvé inopinément à la Maison du Danemark à Paris, dans la petite mais émouvante exposition « Asger Jorn – Pierre Wemaëre, le long voyage d’une amitié ». Ces deux-là, le Danois violent et rebelle et le Flamand raffiné et consensuel, étaient pourtant le jour et la nuit. Mais ils s’étaient rencontrés jeunes et inconnus (dans l’atelier de Fernand Léger) et n’avaient jamais cessé de s’enrichir mutuellement : Wemaëre avait apporté à Jorn le sens de la couleur, et Jorn avait obligé Wemaëre à placer haut la barre (il faut voir le vieil homme, dans le documentaire réalisé en 2009 à l’occasion de ses 75 ans de peinture, commenter la série qu’il appelle « le rose attendu », et notamment le tableau « les jeunes filles du XVIème » - c’est d’un Maurice Denis tombé dans le chaudron de l’abstraction lyrique, mais on sent qu’il l’aime, ce tableau, sur lequel il a travaillé des jours et des jours au poil de martre, « comme on poudre une femme avant qu’elle parte pour une soirée » : « si Jorn l’avait vu, il aurait donné un coup de pied dedans, et si j’avais continué à faire ça, j’aurais perdu un ami »).

Il y avait dans cette exposition une série de dessins « automatiques » de Jorn, beaucoup plus tard titrés et colorisés par Wemaëre, c’est-à-dire une « lecture » d’un peintre par un autre (comme celle qu’il m’arrive de faire des poètes que j’aime, dont je remonte les textes, en les corrigeant si je le juge utile ! – et, j’y pense, comme celle aussi d’Henri pour Rembrandt, Van Gogh et Artaud). Et parmi eux un surprenant « Icare », une sorte de papillon-méduse multicolore, avec long nez carotte, moustache à la Noël Roquevert et rire aux éclats, à première vue beaucoup plus Auguste qu’Icare (car c’est à l’aérien clown blanc que fait spontanément penser Icare), courant sur une plage – Jean-Marie Le Bris et sa Barque Ailée sur la grève de Tréfeuntec…

 

Révélation ! Je n’avais jamais conçu qu’avant de s’envoler, il avait bien fallu qu’Icare prenne son élan, et qu’il devait avoir l’air passablement ridicule moulinant sur l’arène du labyrinthe avec son attirail de bric et de broc… Pas de vol sans envol, pas de transcendance ni d’élévation, de vraie vie, sans bricolage, sans la préparation besogneuse du sportif – sans le lot un peu dérisoire de la vie quotidienne, qui anticipe la dérision de la chute. Icare est bien en vérité l’anti-clown blanc. Il faut le grain de sable de l’Auguste, son impertinence, son nez rouge et ses fringues impossibles, pour rendre vivable l’univers policé du clown blanc. Il faut ses chaussures démesurées pour enchanter le monde.

 

(Un autre peintre-poète, comme Jorn, Henri Olive-Tamari, un peu oublié aujourd’hui, dont je possède une étrange planète Terre écorchée et qui est l’auteur d’un « Tout est Icare », a écrit :

C’est la vie qui à chacune de nos sorties

éclate de rire

quand nous avons le clown au corps… ) 

   

 

A propos d'Icare, mars 2014


Mon voisin et ami le peintre Henri Girard est l'un de mes plus substantiels alliés, comme en témoignent notamment  les poèmes réunis sous le titre Là où je vis.

Voici un texte écrit à l'occasion de l'exposition qu'il organisa dans l'île d'Ouessant l'été 2016 avec l'archéologue Jean-Paul Le Bihan, et qui parut dans le livre qui s'ensuivit, Empreintes, mémoire d'île.


 

LA FABRIQUE DU CHAMP

 

 

 

… Nous nous sommes retrouvés le soir au Créac’h, dans la salle Jean Epstein, pour échanger sur ce « parcours-peinture » qui nous avait vus cheminer le jour durant, du Créac’h au CEMO et du CEMO au Stiff, entre la lourde grisaille de l’île et les blancs lumineux des carnets de croquis, des « archéo-structures » et des tableaux d’Henri Girard.

 

Le peintre s’est installé face à nous, à gauche de l’écran, encadré par Jean-Paul Le Bihan et Marc Le Gros.

L’archéologue parla longuement et avec passion du site de fouille de Mez-Notariou, de son importance (pour l’histoire de l’Europe atlantique et pour les méthodes de recherche qu’il avait fallu y développer) et, surtout, de sa singularité. Car les objets archéologiques qui dormaient là-bas sous la couche de terre végétale depuis plusieurs millénaires n’étaient pas des vestiges, mais des empreintes. Mez-notariou était d’une certaine façon un site en négatif, invisible – ou du moins invisible comme peut l’être un tableau abstrait dont le néophyte dit qu’il ne ressemble à rien. C’est d’ailleurs en cherchant « là où il n’y avait rien », en travaillant pour ainsi dire au pochoir (je ne suis pas sûr que l’image soit juste, mais c’est elle qui m’est immédiatement venue à l’esprit en l’entendant), qu’il avait réussi à comprendre ce que le site racontait.

Quelle n’avait donc pas été sa surprise, à l’occasion d’une journée portes ouvertes organisée chez le peintre quimpérois, qu’il ignorait être son voisin, de se retrouver, devant les dernières grandes toiles d’Henri posées à même le sol de l’atelier, à « marcher sur Mez-Notariou », pour reprendre son expression – Mez-Notariou dont Henri ne soupçonnait même pas l’existence… Par une sorte de prescience, en empruntant les chemins non balisés de la peinture, le peintre était parvenu à voir ce que l’archéologue lui-même avait mis si longtemps à décrypter.

Cette rencontre était donc écrite, comme l’expliqua le poète et critique ami de longue date, qui replaça la série Mez-Notariou dans la perspective de l’œuvre : il y avait eu Agrigente, Cagliari, Les Eyzies, Empuries… Mez-Notariou, au bout de ces Temps Aventureux, venait à point nommé couronner des années d’approfondissement - de creusement - du thème de l’archéologie. Tout s’était passé comme si le peintre avait anticipé la rencontre, qu’il attendait sans le savoir et qui allait lui donner la clé de sa partition. Il y aurait peut-être une coda à la symphonie, mais le finale s’était joué là, dans cette exposition que nous avions découverte aujourd’hui. Hasard des calendriers, elle prenait la suite au Créac’h de celle de l’archéologue - et présentait comme elle des résultats de fouilles : celles du peintre.

 

Jean-Pierre Miscot, dans la salle, rebondit ensuite sur les concepts d’invisibilité et d’abstraction pour rappeler que rigueur scientifique et intuition artistique n’étaient pas antinomiques. Evoquant sans les citer les avancées de la mécanique quantique, il expliqua que la science aussi développait des modèles qui dépassaient l’entendement (irreprésentables, invisibles), mais qui fonctionnaient et permettaient d’accéder à de nouveaux paliers de connaissances, exactement comme la peinture, capable de donner à voir au-delà des apparences. 

 

On entendait assez peu le peintre. Sans doute était-il fatigué, mais il ne perdait pas le fil, acquiesçant ici, renforçant là par une anecdote ce qui se disait - fidèle à la leçon de liberté de Klee, attentif à ne pas se laisser enfermer dans des cases, dont on sait qu’on se blesse à leurs bords aigus : c’est dans le cercle qu’il se sentait chez lui, comme il le dit à un certain moment, dans cette « forme finie qui contient tout et n’est que silence ».

Toutes ces interventions donnaient à son travail une résonance, un relief que les randonneurs du jour, j’imagine, avaient peu ou prou éprouvés, sans pouvoir l’expliquer, ni peut-être même l’exprimer, mais ne disaient rien de ce que moi j’avais vécu concrètement au fil du parcours – et que résumait le titre du carton d’invitation : « du chantier de fouille à l’atelier du peintre ». Autrement dit, le récit de la « fabrique » du peintre, de cette série qui avait emprunté son nom au champ de fouille de Mez-Notariou.

 

Cela avait commencé il y a deux ans. Henri Girard se présente sur le site, muni de son attirail de travail habituel : son couvre-chef (un bob bleu sans âge), un pliant, de quoi dessiner et peindre a minima (« brou de noix, encre, fusain, feutre-pinceau ») et un leporello, un de ces carnets accordéon qui accordent l’espace au temps et qu’il utilise pour travailler sur le motif – pour la première fois ce midi, au CEMO, j’ai entendu dans sa bouche, et ce n’était pas un lapsus pour « étude », qu’il les appelait « carnets d’inquiétude ». Devant le « labyrinthe-canyon en réduction » qui s’ouvrait devant lui, jamais ils n’avaient si bien porté leur nom.

Heureusement, écrit-il alors, « les ocres et les gris rassurent », en ce qu’ils monopolisent la couleur de toutes les pièces de « l’immense puzzle ». Mais ce n’est pas à la couleur – aux « îlots de couleur » - que le peintre-Icare aura recours pour échapper au labyrinthe. Son premier réflexe, pour « opérer une synthèse de tout l’éventail des sensations premières », littéralement, est de prendre de la hauteur : il s’installe « sur un petit monticule ». Puis il ferme les yeux et laisse sa main courir sur le carnet.

 

Tout est dit : c’est en fermant  les yeux qu’on voit le plus clair. L’écriture et son lemme, le regard intérieur, élucident le motif. Et c’est la mémoire qui est le moteur de la merveilleuse machine, fût-elle immédiate comme ici (mais en pratiquant ce qu’il nomme lui-même « une écriture automatique », le peintre n’a-t-il vraiment mobilisé que la mémoire immédiate qu’il avait du site : n’est-ce pas toute son archéologie intime qu’il a convoquée ?). Car seule la mémoire est porteuse d’oubli, donc d’épure. Seule la mémoire grandit.

 

Le récit de cette fabrique m’était indispensable pour aller plus loin et voir en face, sans qu’elles me fassent mal aux yeux, les pépites des orateurs : oui, ce site singulier avait certainement éveillé des vibrations fécondes chez le peintre ; oui, il avait certainement convoqué, de retour à l’atelier, sa mémoire des autres sites ; et oui, grâce à son travail, Mez-Notariou gagnait en profondeur.

 

C’est alors seulement que je m’avisais qu’on utilisait mez/maez en breton pour signifier un champ ouvert : c’était donc à une fabrique du champ (tribut à Ponge …) que j’avais été invité. Mieux, er maez (littéralement : aux champs) signifiait « au dehors ». L’intraduisible « maker » - le « fabricant » - de l’admirable poème de Wallace Stevens, The idea of order at Key West, sur lequel nous avions longuement échangé naguère avec Henri, me revint aux oreilles : pareil à la chanteuse solitaire sur la plage de Floride, au point que le poète se demande qui chante par sa bouche, le peintre chantait mieux que la mer.

Déchirant la peau tendue entre le dehors et le dedans, entre l’œil et la mémoire, il transfigure le monde. Il dit sa vérité au-delà des apparences, il efface le chaos du multiple et restaure l’ordre dans lequel trouver enfin la quiétude.

 

Au retour  vers Lampaul, incroyables Florides ! les lumières vacillantes des petites maisons de l’île et les feux des bateaux au mouillage dans la pince de homard de la baie gouvernaient la nuit et triangulaient la mer.

 

 

C’est Eluard, je crois, qui a dit qu’il n’y avait pas de hasard, mais seulement des rendez-vous. J’avais emporté Ouessant dans l’île, un livre qu’écrivit Yvonne Pagniez dans les années trente de l’autre siècle. Tandis que je travaillais à ma « fabrique », je suis arrivé à ce passage méditatif, comme en écho à ce que je tentais de dire, où le phare du Créac’h est convoqué par une nuit de pleine lune :

« … Il semble que, vue de cet observatoire suspendu dans l’espace, au-dessus des fragmentations de notre vision successive, toute la vie lointaine se condense en gouttes de lumière… Satisfaction d’éprouver au vif, parmi ces flammes parlantes qui m’environnent, toutes proches par le miracle du feu qui n’a point de perspective, la dure tension de l’acte, l’effort précis et rude qui conditionne l’attention au réel, qui m’arrache enfin à la folie des images ?

Je crois que c’est plus profond. Quand on a atteint un certain degré de tonus intérieur, les sensations elles-mêmes se chargent de spiritualité. On déchiffre leur sens au travers des lignes qui frappent le regard. Et, dans la transparence des choses, tout à coup, c’est une immatérielle vérité qui nous est révélée ; plus intensément réelle d’être ainsi appréhendée tout à la fois en nous-mêmes et dans la nature, par une communion dont on ne saisit pas le procédé, mais qui - ô prodige ! – a brûlé les étapes dans la traduction laborieuse du grand livre de l’univers. »

 


Les Annales du soixante-dix neuvième cycle racontent une autre aventure, tout aussi intense et fondatrice : le décryptage des signes recueillis pendant douze années auprès de l'Empire du Milieu.


 

On imagine un congrès d’ornithologues ou de charpentiers de la marine, la joie d’entendre le ronflement de l’effraie, où l’expiration est un silence, ou de prononcer les mots : varangue, épontille... Mais un amphithéâtre de contrôleurs de gestion, nez pointés sur des diapos déroulant un partage de marge entre sociétés mère et filles, comédie de la compétence, quel gâchis de temps et de matière grise ! Avons-nous été si lâches envers la vie pour mériter une telle peine ?

 

Dehors, il fait lourd. Les voitures de métro de la ligne 6 ne sont pas climatisées. Portes closes au Grand Palais, mardi ! comment ai-je pu l’oublier ? Faute de Montagnes célestes, j’irai voir L’empire du trait à la Bibliothèque François-Mitterrand. Les bras cassés de la rue du Chevaleret sur la croix de la rue de Tolbiac, l’Afrique, l’Asie, sans bambou ni baobab. Les taudis du passage des Hautes-Formes ont cédé la place, jeu de mots oblige, à des tours gibus, mais derrière les façades il semble que rien n’ait vraiment changé depuis l’époque où Léo Malet était un jeune homme rêveur et solitaire muni d’une pipe à long tuyau que ses copains anarchistes appelait le Poète sans avoir jamais lu ses vers.

 

Chantiers dans la chaleur de cinq heures. Je me perds avant de trouver l’esplanade déserte de la Bibliothèque, n’osant demander mon chemin, comme si ma cravate et ma sacoche noire me condamnaient à le connaître aux yeux des ouvriers casqués et des émigrés farouches. J’arpente un pays en guerre, comment retrouver mes marques parmi les ruines ?

 

Un colosse noir me fouille à l’entrée. La caisse est tenue par un étudiant aux yeux bridés. Finalement, cette Bibliothèque n’est peut-être pas le cheveu dans la soupe qu’elle semble à première vue, tours de verre aveugle surgies au milieu des immeubles où pendent les lessives et se croisent en s’évitant barbus en djellaba et petits macs noirs tirés à quatre épingles (les asiatiques, eux, tiennent commerce). La fraîcheur, enfin, mais pas le calme : une classe de collège visite l’exposition.

Plonger dans les vitrines où sont déroulées les calligraphies du fonds Pelliot de Dunhuang, en attendant la fin des classes. En Chine aussi, la religion est mère des arts. C’est en transcrivant des sûtras bouddhiques au mètre que les moines copistes ont fixé les canons de la calligraphie : François Cheng s’enthousiasme pour la Préface au pavillon des orchidées de Wang Xizhi (321-379), le prince des calligraphes ; Liu Gongquan (778-865) peaufine le style régulier dans le Sûtra du diamant, qui servira de modèle aux caractères d’imprimerie - « simple, honnête, avec cette fermeté qui révèle l’énergie intérieure du calligraphe ». Plus étrange, l’écriture talismanique selon Tao Hongjing (452-536), qui est une « écriture réelle », inspirée de formes naturelles d’énergie pure, les plus appropriées pour communiquer avec l’au-delà, transmises aux initiés depuis des temps immémoriaux par les Célestes du Commencement.

On comprend qu’il y a là une vérité d’enfance, à partir de laquelle on pourrait réinventer le monde. Mais le temps manque. Alors on se réfugie dans les peintures de paysages de Zhidao, blasons vert et blanc, traversés d’ombres et de coulées de lumière (on pense au si juste Cahier de verdure de Jaccottet), ou de Wang Hui, elles aussi apaisantes, mais pas à la manière d’un verger, parce qu’on y respire, dans l’espace plein d’air qu’offrent les zones de vide - l’eau, la brume, le ciel.

Et l’on trouve enfin ce qu’on cherchait sans le savoir depuis l’aube : au jardin de la clarté parfaite 原明园 [yuan ming yuan] de l’empereur Qianlong, l’autre univers, qu’un cercle de collines isole du monde, demeure des immortels enfouis dans la blancheur immaculée de la neige.

 

 


Astrophysique est un projet sur lequel je travaille depuis une quarantaine d'années. Sa matière première est constituée de synthèses d'articles de vulgarisation scientifique dont les titres (et le contenu) ne cessent de me fasciner : "Le grand nuage de Magellan cache-t-il une cousine de Bételgeuse?", "Bepposax sur la trace des sursauts des rayons gamma", "Une fontaine d'antimatière s'écoule près du centre de la Voie Lactée"... Le livre final hésite encore entre un recueil de poèmes en prose et une reconnaissance de dette envers les astrophysiciens, qui me sont, autant que les peintres, des alliés substantiels.